Dans la presse en 2020

Victime de la Dépakine et de son labo " pour qui seul le fric compte"

Rue 89 Bordeaux 

Commercialisés par le laboratoire Sanofi, la Dépakine et ses dérivés ont provoqué depuis 1967 des malformations chez 2 150 à 4 100 enfants et des troubles neuro-développementaux chez 16 600 à 30 400 enfants selon une évaluation publiée en juin 2018. Sandrine Maneiro, dont l'épilepsie a été traité par ce médicament, a une fille de 14 ans diagnostiquée autiste Asperger. Son témoignage est le premier d'une série: « Scandales sanitaires ».

Par Damien Renoulet | publié le 24/07/2020 à 12h00 | imprimé le 24/07/2020 à 12h42

Sandrine Maneiro, 52 ans, a l’accent qui fleure bon le Sud Ouest. Elle vit sur la commune d’Artigues- près-Bordeaux. Ne travaille pas. Son mari « fait beaucoup d’heures » notamment pour payer les nombreux soins de leur fille unique, Fanny, 14 ans. Un « bébé » né sous Dépakine. Comme plusieurs milliers d’autres en France.L’histoire de Sandrine, c’est d’abord celle d’une fille qui craint la lumière depuis l’âge de 7 ans, passant des étés entiers dans « le noir. » C’est aussi une fille qui fait sa première crise d’épilepsie à 10 ans. « Je faisais la queue au réfectoire. Je me suis réveillée sur la table de la cantine. Entre, ce fut le trou noir », se souvient-elle. « Mal vécu ma jeunesse »Les crises se succèdent, parfois plusieurs dans la semaine. Dans le village, « certains parents racontaient que j’étais envoûtée, que je me droguais. » Les siens sont « désemparés ». « Ils avaient beaucoup de mal avec ce handicap. Ce fut très compliqué pour eux d’accepter mes crises. » Ces crises, parfois violentes, se déclenchent à la moindre émotion, « triste comme heureuse. » Régulièrement, Sandrine passe des électroencéphalogrammes. Multiplie les hospitalisations. Prend divers traitements dont la Dépakine pour soigner son épilepsie. Sa scolarité fut « une catastrophe » dit-elle, à s’endormir en classe, à ne pas pouvoir se concentrer.« Je n’arrivais plus à suivre à cause de mes médicaments. J’arrivais vraiment à l’école avec la boule au ventre. » Elle résume : « Honnêtement, j’ai très mal vécu ma jeunesse. »Aujourd’hui, Sandrine prend encore de la Dépakine. Ses crises d’épilepsie sont beaucoup plus espacées dans le temps, « peut-être une fois tous les six mois ». Autre bonne nouvelle : elle ne craint plus la lumière. Le valproate de sodium est commercialisé par le laboratoire Sanofi depuis 1967 sous la marque Dépakine (et sous des marques génériques) pour traiter l’épilepsie. Depuis 1977, il est aussi utilisé sous le nom de Dépamide (et sous le nom de Dépakote depuis 2000) pour soigner les troubles bipolaires.« Ces médicaments à base de valproate sont efficaces dans la prise en charge de l’épilepsie et des épisodes maniaques des troubles bipolaires (…) et sont indispensables pour traiter ces pathologies chez les patients pour lesquels les autres traitements disponibles sont inefficaces ou non tolérés », indique un rapport datant de mai 2015, rédigé par l’Agence nationale de sécurité du médicament er des produits de santé (ANSM).« Tout le monde le savait » À 38 ans, Sandrine a du mal à tomber enceinte. Son neurologue, exerçant à Talence, lui prescrit de l’acide folique (vitamine B9), qui joue un rôle important sur la fertilité. En revanche, d’après elle, ni ce dernier, ni son médecin généraliste, ni sa gynécologue ne lui parle des risques, pour les enfants exposés in utero à des médicaments à base de valproate (Dépakine, Dépakote…), de développer des malformations congénitales et des troubles du développement. « Je leur ai posé la question. Mais personne n’était au courant de rien, jure-t-elle. Quelques années plus tard, l’un des médecins accoucheur de l’hôpital Pellegrin m’a dit : tout le monde le savait. » Dans les faits, il a été établi que le valproate pouvait entraîner, dès les années 1980, des risques de malformations foetales quand il était consommé par une femme durant sa grossesse. Dans les années 2000, des études ont également montré des risques de troubles du développement, comme des troubles de l’attention, du langage ou des troubles relevant du spectre autistique. Pourtant, ce n’est qu’en 2006 que la notice à destination des patients déconseille pour la première fois l’utilisation de la Dépakine chez la femme enceinte. Il faudra patienter encore dix années supplémentaires et une forte médiatisation pour que les patientes se voient imposer la signature d’un protocole d’accord de soins les informant formellement des risques encourus.Dans le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de février 2016, il est écrit noir sur blanc que, « les autorités sanitaires nationales et européennes, ainsi que le principal industriel titulaire de l’autorisation de mise sur le marché [Sanofi, NDLR], ont manqué de réactivité ».Pour sa part, le directeur général de l’ANSM, Dominique Martin, avait reconnu une « responsabilité collective » dans « le retard dans l’information des mères de famille », sur le plateau du Magazine de la santé (France 5) en septembre 2016. Alors que le groupe Sanofi assure, de son côté, avoir toujours respecté ses obligations d’information et avoir averti les autorités de santé dès le début des années 1980 sur les risques de malformation du fœtus, et dès 2003 sur les risques neurodéveloppementaux, mais sans réaction immédiate de ces derniers, selon lui.Le 12 juin 2018, dans un communiqué, l’ANSM) a annoncé l’interdiction du valproate pendant la grossesse et pour les femmes en âge de procréer – sauf circonstances exceptionnelles. Fanny, un bébé Dépakine Pour cette maman, une chose est sûre :« Si on m’avait prévenue des risques à l’âge où j’ai conçu ma fille (38 ans), j’aurais revu mon désir de grossesse. » En effet, lorsqu’une femme enceinte prend ce médicament, son enfant présente un risque élevé – de l’ordre de 10% – de malformations congénitales, ainsi qu’un risque accru d’autisme et de retards intellectuels et/ou de la marche, pouvant atteindre jusqu’à 40% des enfants exposés.Fanny à l'age d'un an (archive familiale ) Après une grossesse sans souci durant laquelle Sandrine dit « n’avoir jamais été aussi bien » de sa vie, Fanny naît le 26 décembre 2005 à seulement vingt-huit semaines. Son poids : 760 petits grammes sur la balance. Elle sort de l’hôpital le 13 mars 2006, pesant 1,9 kilos avec une « très grosse prise en charge médicale du fait de sa très grande prématurité », indique la maman. Le début d’une autre vie. Pas forcément celle que les parents avaient escomptée. Fanny ne pleure pas. « La pédiatre m’a dit : ne vous plaignez pas, vous avez un enfant sage », se souvient-elle.C’est aussi une enfant qui n’attrape pas le moindre objet, qui regarde simplement ce qui se passe autour d’elle, comme passive. À l’école maternelle, Fanny est très (trop) calme. Elle ne dessine pas, prend aucun feutre, a dû mal à tenir en équilibre, se balance d’avant en arrière en voiture, à table. Quand la sonnerie retentit à l’école, elle s’accroupit, se bouche les oreilles et laisse passer ses petits camarades. Mais Fanny est aussi une enfant capable de lire dès la grande section de maternelle.« On était content tout en trouvant cela bizarre », avoue la maman.Pour les parents, quelque chose cloche forcément. Sandrine parle d’autisme. A l’époque, elle est bien la seule à défendre cette hypothèse avec son mari. « La pédopsychiatre du Service d’Éducation Spéciale et de Soins à Domicile (Sessad) m’a répondu : vous vous inquiétez trop. Vous êtes trop stressée. » Elle raconte également ce jour de fin d’année scolaire où la maîtresse de l’école primaire lui balance cash : « Vous voyez, ce jeune homme est autiste. Vous comprenez donc que votre fille ne l’est pas. » « Ça m’a choquée venant d’elle. J’avais dû mal à y croire. »La révélation intervient un soir de 2015. Un soir où le père de famille entend à la radio Marine Martin, une mère de famille de deux enfants, épileptique, qui a pris de la Dépakine en étant enceinte. Une mère de famille qui est devenue lanceuse d’alerte dans ce scandale sanitaire, fondant en 2011 l’Association d’aide aux parents d’enfants souffrant du syndrome de l’anti-convulsivant (Apesac). Agréé par le Ministère de la Santé et reconnue d’intérêt général, celle-ci compte aujourd’hui quatorze bénévoles, une salariée, plus de 7 000 victimes françaises, dont 234 en Gironde. Très vite, Sandrine se rapproche de la déléguée régionale de l’association. Elle lui raconte l’histoire de sa fille. Dans sa tête, désormais, tout devient plus clair : les troubles de Fanny sont liés à la prise de la Dépakine lors de sa grossesse. Marine Martin , la lanceuse d'alerte Marine Martin est épileptique depuis l’âge de six ans et une maman de deux enfants. C’est par elle que ce scandale sanitaire va avoir un retentissement national en mai 2015.« J’ai sacrifié ma vie professionnelle pour me lancer dans ce combat- là », explique la lanceuse d’alerte, à Rue89 Bordeaux.Pour elle, « le laboratoire Sanofi se croit tout permis. Il se battra sur chaque dossier. Il n’a honte de rien, avec un culot monstrueux. Il essayera d’obtenir le moins possible de condamnations »En 2017, Iivre co- écrit avec Ia journaIiste CIotiIde Cadu. Un futur qui fait peur Aujourd’hui, Fanny a 14 ans. Elle a été diagnostiquée autiste asperger. Elle est en 4e. Une Auxiliaire de vie scolaire (AVS) est à ses côtés vingt heures par semaine. Elle a un groupe de copines, passe son temps devant la tablette, joue beaucoup sur son téléphone portable, bouquine aussi énormément. Elle excelle en orthographe, a une très bonne culture générale. Elle arrive à parler « mais il faut lui poser les questions », précise la maman. Dans sa vie quotidienne, tout doit être planifié. « Un changement de programme et c’est foutu. » « Ma fille n’est pas capable de faire un certain nombre de choses. Comme se laver toute seule par exemple. Elle a des gestes raides. Lorsqu’il fait chaud dehors, elle est capable de sortir en anorak. Il n’y a rien d’instinctif chez elle. »Fanny est suivie par un psychologue, un psychiatre, un orthophoniste. Sur le plan physique, elle a une malformation à l’oreille, des problèmes aux yeux, certaines dents qui resteront des dents de lait.« Chez tous les enfants Dépakine, il y a ce genre de problèmes », résume Sandrine.Dans la tête de Sandrine, il y a le  passé qu’elle ressasse machinalement. Un sentiment de culpabilité la submerge. Celui de ne pas « avoir  posé plus de questions, de ne pas avoir suffisamment insisté auprès des professionnels de santé des risques à tomber enceinte en étant sous Dépakine ».Il y a le présent, ces choses simples désormais impossibles à réaliser, comme partir en vacances. Ces rendez-vous médicaux à répétition, ces frais importants à débourser. La pyschologue, c’est 48 euros la séance. La psychiatre, c’est 41 euros. La dernière opération des oreilles (Fanny est atteinte de malformations) a été chiffrée à 450 euros, leur mutuelle remboursant 230 euros. « Par contre, l’orthophoniste et le kiné sont pris en charge », indique la maman. Qui se dit aujourd’hui « fatiguée ». « C’est usant. Heureusement, j’ai le soutien de mon mari, des proches. Au moins, on n’est pas tout seul à se battre. » Rappelant que sa fille « est son moteur ». La Dépakine est également accusée de causer des troubles du développement chez les petits-enfants des femmes exposées. En effet, 149 enfants de la « deuxième génération Dépakine » présentent des troubles neuro- développementaux. Puisqu’il y a suspicion, l’association Apesac a demandé au Ministère de la santé, de faire des études à partir des DATA de l’Apesac. Le 20 janvier, l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) s’est saisi du dossier et a constitué un programme de recherche sur le valproate et les autres antiépileptiques. Selon l’épidémiologiste Catherine Hill, un « effet transgénérationnel » du médicament est « assez improbable« . Ce ne serait donc plus l’effet direct de la Dépakine qui serait en cause, mais des modifications du patrimoine génétique qu’elle impliquerait.Elle s’inquiète cependant pour l’avenir. Elle évoque un futur qui fait peur, avec des mots remplis d’incertitudes : « c’est le pire pour nous. »Oniam, une « indemnisation ridicule » ?Avec un seul salaire, les parents n’arrivent pas à mettre d’argent de côté pour le futur de Fanny. Fin 2019, ils ont constitué un dossier auprès de l’Oniam (Office national d’indemnisation des accidents médicaux) afin d’obtenir une indemnisation. Il s’agit d’un dispositif amiable mis en place en 2017 pour les victimes de la Dépakine.Régulièrement, celui-ci fait l’objet de nombreuses critiques sur sa (supposée) lenteur. Début novembre, l’Assemblée nationale a voté la modification de ce mécanisme en instaurant notamment une seule instance d’examen des demandes (contre deux auparavant) pour ramener la procédure à des « délais raisonnables », selon les autorités sanitaires. Me CharIes Joseph-Oudin est I'un des avocats qui assure Ia défense des famiIIes de victimes (DR)Sanofi mis en examenSur le plan judiciaire, les victimes ont déposé des dossiers devant les juridictions civiles, pénales et administratives. A ce jour, vingt et un dossiers ont été déposés au tribunal de grande instance. Une dizaine a été déposée au tribunal administratif. Le 2 juillet, la justice a condamné pour la première fois l’État français à indemniser trois familles dont les enfants sont lourdement handicapés après avoir été exposés in utero à cet antiépileptique vendu par Sanofi.Dans un communiqué, le tribunal fait valoir que « l’État a manqué à ses obligations de contrôle en ne prenant pas les mesures adaptées et a engagé sa responsabilité ». Le tribunal a encore estimé que les responsabilités étaient également partagées, dans une moindre mesure, par le laboratoire Sanofi et des médecins prescripteurs.Sur le volet pénal, quarante-deux plaintes ont été déposées. Le 3 février dernier, après trois ans d’enquête, les juges ont mis le laboratoire Sanofi en examen pour « tromperie aggravée » et « blessures involontaires », sur une période allant de 1990 à avril 2015.« La situation de Sanofi est catastrophique, résume Me Charles Joseph-Oudin. La suite logique voudrait que l’agence de santé soit également mise en examen. On sait que la responsabilité peut être partagée entre l’État et le laboratoire. »Il souhaite également que l’enquête soit élargie « aux faits d’homicides involontaires ». Sanofi ayant refusé de formuler des offres d’indemnisation, c’est l’Oniam qui intervient en substitution pour indemniser les victimes lorsque la responsabilité du laboratoire est établie, avant de lui réclamer en justice le remboursement des sommes versées.Le dossier de la famille Maneiro est en cours d’instruction. Peu optimistes, les parents craignent une« indemnisation ridicule », et comptent lancer une procédure au pénal contre Sanofi. « Je suis en colère. Normalement, les laboratoires sont là pour faire évoluer les traitements, pour aider. En réalité, seul le fric compte. Sanofi méprise également les gens. » Elle poursuit : « Par contre, je serais prête à entendre les choses si ce dernier reconnaît ses fautes. »Sandrine s’interroge également sur la responsabilité des professionnels de santé qui « se protègent les uns les autres » et son mari souligne « les conflits d’intérêts [qui] passent avant la santé des gens ».De son côté, Me Charles Joseph-Oudin, l’avocat des familles de victimes, espère que le laboratoire va pouvoir « entrer dans une logique constructive ».« Les familles sont profondément choquées, aujourd’hui, de l’attitude procédurière de Sanofi », confie-t-il.

 

De son côté, le laboratoire Sanofi estime, dans un communiqué, que cette mise en examen va lui permettre « de faire valoir tous ses moyens de défense et sera l’occasion de démontrer qu’il a respecté son obligation d’information ».

L’instruction est toujours en cours.

Le dispositif de l’action de groupe, inspiré du principe de la class action américaine, a été instauré en France d’abord dans le domaine de la consommation en 2014 avant d’être étendu à la santé en 2016, puis à la lutte contre les discriminations, la protection de l’environnement et la protection des données à caractère personnel.

En gros, ce dispositif permet aux victimes de se regrouper pour faire reconnaître la responsabilité d’un produit, tout en ne prenant en compte les spécificités des dommages subis par chacune des victimes.

En santé, la première action de groupe a été engagée par l’association Apesac, en décembre 2016, contre le laboratoire Sanofi. Il y a eu ensuite l’association Resist, en mars 2018, contre le laboratoire Bayer, dans le cadre de l’affaire des implants contraceptifs Essure. Et enfin l’Association d’aide aux victimes des accidents des médicaments (Aaavam), en juin 2019, contre Bayer à propos de la commercialisation de l’Androcur.